La Force du Repentir
(Abû Nu’aym al-Isfahânî, Hilyat al-awliyâ’ wa tabaqat al-asfiyâ’)
Tha’laba Ibn ‘Abd ar-Rahmân était un jeune compagnon d’une quinzaine d’années. Il était beau, habile et valeureux. Il aimait la compagnie du Prophète (saw) et ce dernier l’envoyait souvent faire de petites courses et missions pour lui.
Un jour, le Prophète (saw) l’envoya faire une commission. Notre jeune homme se mit donc en route et, sur le chemin, il passa près d’une maison appartenant à un Ansâr. La porte était ouverte et à l’intérieur, il y avait une salle d’eau cachée par un simple rideau. Le regard de Tha’laba fut machinalement attiré à l’intérieur au moment où un coup de vent souleva le rideau. Le jeune adolescent aperçut alors une femme en train de faire sa toilette, le coup de vent dévoilant ainsi toute sa nudité. Il la regarda une ou deux secondes, comme hypnotisé, puis se ressaisit. Il dit :
Je cherche refuge auprès de Dieu contre Satan le lapidé ! Le Prophète (saw) m’envoie pour un service et moi je suis là à regarder une femme dans son intimité ! Quel genre d’homme suis-je donc ?!
Très inquiet de ce qu’il venait de faire, il se mit à trembler de tout son corps en se disant :
Allah le Très-Haut va sûrement révéler des versets à mon sujet ou pire, Il me comptera parmi les hypocrites !
Il était totalement désemparé et angoissé. Il ne savait pas s’il devait rentrer chez lui et faire comme si de rien n’était ou s’il devait aller raconter tout cela au Prophète (saw) pour soulager son cœur.
Pris de panique, il décida de s’enfuir le plus loin possible. Mais, de son côté, le Prophète l’attendait…
Vint la prière puis la suivante mais Tha’laba ne se montrait toujours pas. Alors le Prophète (saw) s’inquiéta et demanda de ses nouvelles à ses compagnons. Ces derniers tentèrent de le rassurer et dirent :
Messager de Dieu, Tha’laba est un jeune garçon. Il doit être en train de s’amuser ou peut-être est-il rentré chez lui.
Mais le Messager de Dieu savait que ce n’était pas dans les habitudes du jeune homme. Malgré son inquiétude, il décida de patienter encore. Un jour passa, puis deux et, ne le voyant toujours pas revenir, le Prophète (saw) demanda à Salman et ‘Umar d’aller à sa recherche. Ce qu’ils firent. Mais ils revinrent auprès du Prophète en lui disant :
Messager de Dieu, nous l’avons cherché dans les faubourgs de La Mecque, dans les marchés et dans chaque quartier mais nous ne l’avons pas trouvé.
Le Messager de Dieu garda le silence, visiblement préoccupé. Les jours passaient et l’inquiétude grandissait sans cesse si bien que le Prophète (saw) demanda à nouveau à ses compagnons :
Où est donc Tha’laba Ibn ‘Abd ar-Rabmàn ?
Ils répondirent :
Nous l’ignorons, Messager de Dieu.
Ne souffrant plus de ne pas avoir de ses nouvelles, le Prophète (saw) leur dit alors :
Allez le chercher dans la cité, dans le désert ou encore dans les montagnes ! Cherchez-le où bon vous semblera, mais trouvez-le !
Tous les hommes se lancèrent à sa recherche partout autour de Médine, jusqu’à s’éloigner de la cité. Un des groupes de recherche arriva au pied de montagnes sur la route de La Mecque. Ils rencontrèrent des bédouins qui y gardaient leur troupeau. ‘Umar Ibn al-Khattâb, qui faisait partie du groupe, leur demanda :
Avez-vous vu un jeune adolescent d’une quinzaine d’années ?
Et il fit sa description. Mais aucun des bédouins présents ne semblait l’avoir vu. Pourtant l’un d’entre eux dit :
– Peut-être veux-tu parler du jeune pleureur ? Piqué par la curiosité, ‘Umar répliqua :
– Le jeune pleureur ? Je ne comprends pas, Nous avons perdu un jeune homme grand, brun, et mince. Je ne sais pas si c’est de lui que vous parlez. Dites-moi, qui est ce jeune pleureur ?
Lhomme répondit :
Il y a, au pied de cette montagne, un jeune homme dont nous ne cessons d’entendre les pleurs et les lamentations depuis quarante jours maintenant.
Peut-être était-ce lui… ‘Umar commença à retrouver espoir. Il demanda :
– Et où est-il ?
– Il est quelque part là-haut sur la montagne.
– Et comment faire pour le trouver ? demanda ‘Umar.
L’homme répondit :
Un peu avant le coucher du soleil, il descend nous voir. Nous lui donnons du lait qu’il boit en sanglotant. Puis il retourne pleurer dans la montagne. Et nous ne le revoyons pas jusqu’au lendemain.
‘Umar et Salman décidèrent de rester et d’attendre patiemment derrière un rocher la tombée de la nuit. Quand la pénombre commença à envahir le paysage, ils virent Tha’laba Ibn ‘Abd ar-Rahmân descendre de la montagne, le visage inondé de larmes et les cheveux tout ébouriffés. Il s’approcha des bergers qui lui avaient préparé un bol de lait. Il en but un peu en pleurant, déposa le reste et tourna les talons, ravagé par la tristesse. C’est alors que ‘Umar et Salmân bondirent de leur cachette et se saisirent du jeune homme.
Effrayé, Tha’laba leur demanda :
– Mais que voulez-vous ?
– Le Messager de Dieu nous a demandé de te ramener à lui !
Paniqué, il demanda :
– Allah a-t-ll révélé des versets à mon sujet ?
– Nous ne le savons pas, répondirent-ils.
Il insista :
– Allah m’a-t-Il cité parmi les hypocrites ?
– Nous n’en savons rien. Mais le Prophète nous a demandé de te ramener auprès de lui, et c’est ce que nous allons faire !
Tha’laba résista et les supplia :
Par pitié ! Laissez-moi mourir au pied de cette montagne. Ne me dénoncez pas !
Mais les deux Compagnons ne voulurent rien entendre :
Par Dieu ! Nous ne te laisserons pas !
Le jeune homme était si paniqué qu’il tenta de se débattre, oubliant à qui il avait à faire. La force des deux hommes eut raison de lui et ‘Umar et Salman le portèrent jusqu’à Médine. Le retour ne fut pas facile, tant Tha’laba était affolé. Cédant à ses larmes, les deux Compagnons préférèrent le ramener chez lui pour qu’il se calme un peu et retrouve ses esprits, avant d’être présenté au Prophète.
Pendant ce temps, ‘Umar se rendit chez le Prophète (saw) pour lui annoncer la bonne nouvelle. Il lui dit :
Messager de Dieu, nous avons trouvé Tha’laba Ibn ‘Abd ar-Rahmân au pied d’une montagne entre Médine et La Mecque mais nous avons préféré le laisser chez lui, car il ne va pas bien. Si tu veux le voir, il vaut mieux que tu te rendes auprès de lui.
Soulagé, le Prophète (saw) alla donc voir le jeune homme, mais son cœur fut empli de compassion quand il entra dans la modeste demeure et qu’il aperçut Tha’laba sangloter tel un enfant. De son côté, quand Tha’laba vit le Prophète (saw) il ne sut plus quoi faire. Il garda la tête baissée, empli de culpabilité.
Le Prophète (saw) s’assit près de lui, prit sa tête et la posa sur ses genoux. Les larmes de Tha’laba coulèrent de plus belle. Il dit :
– Messager de Dieu, enlève de tes nobles genoux cette tête pleine de péchés et de manquements.
– Non, dit le Prophète (saw).
Mais Tha’laba insista :
Messager de Dieu, je t’en prie, laisse-moi retirer ma tête ! Je suis plus mauvais que tu ne le crois.
Mais là encore le Prophète (saw) refusa. Puis, après un moment, quand le jeune homme se fut calmé un peu, il lui demanda :
– Tha’laba, dis-moi, de quoi as-tu besoin ?
– J’ai besoin de la miséricorde de Dieu.
– Et de quoi as-tu peur ?, continua le Prophète.
– J’ai peur du châtiment d’Allah.–
Grâce à l’intuition dont Dieu l’avait comblé, le Prophète comprenait ce qu’il s’était passé. Dans le but de le rassurer, il demanda encore à Tha’laba :
– Et qu’est-ce que tu espères ?
– J’espère avoir le pardon d’Allah.
Tout en lui caressant les cheveux, tel un enfant sur les genoux de son père, le Messager de Dieu lui dit alors :
Ô Tha’laba, j’espère qu’Allah t’accordera ce que tu espères et qu’Il te protégera de ce dont tu as peur.
Ces paroles réchauffèrent le cœur de Tha’laba qui, un instant, reprit espoir. Il esquissa même un sourire. Mais, soudain, il fut envahi d’une sensation qu’il n’avait jamais ressentie jusqu’alors, comme s’il ne contrôlait plus son corps. Il dit alors :
Messager de Dieu, je sens un fourmillement envahir ma peau et mes os.
Le Prophète (saw) le regarda, préoccupé, et lui demanda :
– Ressens-tu vraiment cela ?
– Oui, répondit le jeune homme.
Le Prophète (saw) le serra un peu plus contre lui, comme pour le rassurer, et il lui dit avec une voix douce :
Mon garçon, prépare-toi car c’est la mort qui se présente à toi. Empresse-toi de faire ta shahâda !
Tha’laba se mit alors à trembler de tout son être en disant : lâ ilâha illâ allâh, muhammadan rasûl allâh. » Il tressaillit puis rendit son dernier soupir.
Le Messager de Dieu le relâcha et posa sa tête sur le sol. C’était lui qui avait désormais les yeux embués de larmes. Le Prophète venait de perdre l’un de ses précieux compagnons et la tristesse envahit son cœur, accompagnée de la sérénité qu’il éprouvait constamment en voyant la destinée de son Seigneur s’accomplir, Puis, comme pour un fils, il lava le corps de Tha’laba avec respect et l’enveloppa avec précaution dans son linceul. Puis il appela les musulmans pour prier sur ce compagnon si jeune.
Après la prière, les Compagnons le portèrent pour le mener jusqu’à sa tombe. Sur le trajet, le Prophète (saw) marchait derrière le corps de Tha’laba sur la pointe des pieds, comme s’il cherchait à éviter ou contourner quelque chose.
Interloqué, ‘Umar lui demanda :
Messager de Dieu, pourquoi marches-tu ainsi alors que tu as de l’espace ?
Le Prophète (saw) répondit :
Malheur à toi, ‘Umar ! Malheur à toi ! Par Dieu, je ne sais où poser mes pieds tant il y a d’anges autour de Tha’laba.
Telle a été la force du repentir d’un jeune homme pour un péché que certains prendraient à la légère. Qu’Allah fasse miséricorde à ce jeune Compagnon…